LE MONDE | 30.05.2013 à 12h25 • Mis à jour le 30.05.2013 à 13h55 |Daniel Kaplan (Délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération)
« Nous rêvions de voitures volantes et, à la place, nous avons eu 140 caractères[ceux de Twitter ou des SMS]« : cette accroche du « manifeste » d’un fonds américain de capital-risque résume merveilleusement où se trouvent les changements dans l’innovation contemporaine et, par conséquent, le défi que la nouvelle tranche de 10 milliards d’euros des « investissements d’avenir », évoquée par le président de la République, François Hollande, le 16 mai, doit relever.
L’innovation, dans un monde ultra-connecté, devient continue, écosystémique, agile, protéiforme et parfois militante. Des marchés entiers (ceux des biens culturels, pour commencer) se reconfigurent autour de nouvelles plates-formes qui favorisent à leur tour de nouveaux modèles économiques, de nouvelles formes de consommation.
Des appareils qui tiennent dans la poche en contiennent plusieurs dizaines d’autres : téléphones, baladeurs, livres, systèmes de localisation par satellites, caméras, boussoles, consoles de jeu, niveaux à bulle, lampes de poche…
Dans le projet Wikispeed, un groupe d’individus, dispersé sur tout le territoire nord-américain, a conçu et réalisé, en trois mois, une automobile autorisée à rouler aux Etats-Unis, et qui consomme beaucoup moins que ses concurrentes.
Wikipédia ouvre, tous les jours, à des millions de gens l’accès à des contenus encyclopédiques, et offre à plusieurs dizaines de langues du monde leur première encyclopédie. Des « entreprises sociales » s’efforcent de réinventer le crédit aux plus pauvres, le recyclage, l’usage collectif de véhicules ou d’équipements ménagers…
Nos dispositifs de soutien à l’innovation ne savent pas voir tout cela. Par habitude, par facilité, par conviction, parfois, ils privilégient d’une manière presque exclusive des projets dont l’innovation technologique constitue le principe directeur. Ce qui n’est le cas d’aucun des exemples qui précèdent, dont, pourtant, on peut difficilement contester le caractère innovant.
SORTIR DES CLOUS
Personne n’en est vraiment coupable : on fixe des priorités (aujourd’hui le numérique, la transition énergétique, la santé, les grandes infrastructures), des spécialistes condensent leur vision des enjeux sous la forme d’appels à projets, d’autres jugent les projets qui leur arrivent à l’aune de leurs convictions communes… et tout ce qui sort des clous – les idées en rupture, les « simples » innovations de service ou de modèle d’affaire – leur reste invisible.
A côté de l’innovation technologique, qui demeure bien sûr importante, une autre innovation monte en puissance, et c’est elle, bien souvent, qui change la vie et reconfigure les marchés. Pis, la focale technologique peut empêcher de voir cette autre innovation.
Prenons l’exemple de la santé : nos formes habituelles de financement de l’innovation sauront-elles reconnaître l’importance des réseaux de patients, l’émergence de la génomique personnelle, la multiplication des dispositifs individuels de mesure, voire d’autodiagnostic ? Ces projets nous dérangent, parfois pour d’excellentes raisons. Nos dispositifs publics choisissent de ne pas les voir, au risque de laisser les ruptures se produire sans les avoir anticipées, sans en être acteurs.
D’où ma recommandation sur l’usage des 10 milliards supplémentaires alloués aux « investissements d’avenir » : faites comme d’habitude. Mais sur 90 % de cette somme, réservez-en juste 10 % pour financer des projets hétérodoxes, dérangeants, inattendus, qui n’entrent dans aucune case.
Trouvez le moyen d’en financer beaucoup, d’une manière simple et rapide, avec des petits tickets et des clauses de revoyure. Acceptez autant les projets commerciaux que ceux qui produiront des biens communs ou des produits « libres », dès lors qu’on peut en attendre un effet de levier économique. Osez cela, puis comparez les résultats. On parie qu’ils vous étonneront…
Daniel Kaplan (Délégué général de la Fondation Internet Nouvelle Génération)